Bien-être et travail sont-ils compatibles ?
Les mesures en faveur du bien-être se multiplient au risque de masquer les racines du mal-être. Les problèmes de fond – l’organisation du travail, la fine gestion des talents – demeurent.
Depuis
l’hiver, les colloques et conférences sur le thème du « bien-être » ou
du « mieux-être » au travail se sont multipliés, signe qu’un certain
nombre d’acteurs publics et associatifs souhaitaient évangéliser les
esprits avant que les partenaires sociaux ne fixent un cadre. Las, la
dernière version du projet d’accord national interprofessionnel (ANI)
n’instaure aucune négociation obligatoire sur la qualité de vie au
travail (QVT), alors même que l’insatisfaction des salariés français n’a
jamais été aussi élevée, comme le montrent diverses enquêtes d’opinion,
dont le 8 e baromètre Edenred-Ipsos. Faut-il en conclure que
les notions de bien-être et de travail seraient inconciliables, voire
incompatibles dans un espace dédié à l’effort et à la productivité ? « Non », répond franchement Yves Clot, professeur de psychologie du travail : «
Le bien-faire procure du bien-être. L’enjeu ce n’est pas la qualité de
la vie au travail, mais la qualité du travail tout court. »
« Le confort n’est effectivement pas le sujet », approuve le philosophe Michel Authier. «
C’est une approche moralisante et compassionnelle qui fait passer une
pause sieste pour un facteur de bien-être, alors que ce n’est qu’une
distraction. La vraie question est celle de l’intérêt du travail, et
donc du confort intérieur. Si l’entreprise veille à ce que chacun trouve
du sens dans son activité et renforce son identité personnelle à
travers son identité professionnelle, le risque de mal-être est écarté.
Rappelons que management
vient de ménager, c’est-à-dire soigner une richesse humaine précieuse… »
ALLER AU-DELÀ DU CONSTAT
Dès
2010, un dirigeant emblématique, Henri Lachmann (Schneider Electric),
et Muriel Pénicaud, la directrice générale en charge des RH chez Danone,
avaient cosigné avec un syndicaliste, Christian Larose – une
première –, un rapport qui aboutissait au même constat : les
organisations sont allées trop loin dans la rationalisation au détriment
de la motivation et de l’engagement. En dépit de cet avertissement
symbolique, les lignes ont peu bougé en trois ans : « L’entreprise
investit des sommes colossales pour industrialiser les process et mise
toujours aussi peu sur ses collaborateurs », constate Michel
Authier. Les comités de direction ne se sont pas emparés du sujet, comme
les y invitait d’ailleurs le rapport des trois sages, estimant le sujet
secondaire et du ressort des RH… « Or l’initiative doit venir d’en haut, c’est une histoire managériale descendante »,
analyse Christophe Rey, responsable santé au travail de JLO Conseil,
dont les missions soulignent les visions contradictoires entre le top
management et les équipes : « Le management de proximité est
abstrait, fait preuve de pauvreté d’organisation, alors que ceux qui
conduisent les entreprises ont des idées brillantes. » Ultime
paradoxe à considérer, l’attachement particulier des Français à la
valeur et à l’utilité sociale du travail, comme le confirme le baromètre
Ipsos-Edenred. « C’est précisément parce que les organisations ne
donnent plus les moyens de faire un travail défendable que beaucoup de
salariés en font une maladie », appuie Yves Clot.
SORTIR DE LA BIENVEILLANCE
Les rares initiatives sur la qualité de vie au travail se font donc sous l’égide du DRH, dont la latitude est faible : « Cette
fonction est inopérante à peser sur les problématiques d’organisation,
car celles-ci restent à l’appréciation des managers », note Danièle Linhart, sociologue, directrice de recherche au CNRS. « Les services RH se sont coupés progressivement de la production et d’une bonne frange du management intermédiaire »,
renchérit Dominique Vandroz, directeur général adjoint de l’Agence
nationale pour l’amélioration des conditions de travail. L’enquête,
menée au printemps par l’Anact et Entreprise & Personnel auprès de
120 DRH français, montre en effet que, en dépit de leur bonne volonté,
ceux-ci n’ont pas revu à la baisse les procédures de reporting, ni
atténué le caractère matriciel des organisations. « De fait, la
fonction en est réduite à peser sur les mesures périphériques comme la
crèche ou la salle de sport. Or les salariés n’ont que faire de la
bienveillance de l’entreprise », déplore Danièle Linhart. Ces derniers d’ailleurs ne sont pas dupes : «
Les salariés attendent juste que soient pris en compte leurs points de vue et
expérience professionnels. Or c’est la cécité : embarqué dans des
réorganisations et des transformations de métiers, le management préfère
imposer sa vision. »
REDORER L’IMAGE DU MANAGER
Laisser
la parole au salarié, c’est précisément l’une des rares recommandations
adoptées par l’ANI sur la QVT qui encourage les espaces de discussion
entre collaborateurs d’un même service, voire, le cas échéant, avec
l’encadrement. « Le travail est devenu si complexe que l’on a
besoin de la complicité de tous. D’autant que les individus réagissent
désormais comme des consommateurs ; habitués à choisir, ils revendiquent
d’être acteurs de leur bien-être. Leur motivation passe par la création
de conditions propres à améliorer l’exécution de son travail », détaille Michel Authier. « Le manager est la figure centrale du bien-être au travail, insiste Henri Lachmann. Malheureusement ni l’école ni l’
université ne les sensibilisent au leadership. A l’entreprise de
redorer la valeur de l’initiative afin que les process ne se substituent
pas à eux. »
AUX ORTIES LES FAUSSES BONNES IDÉES
Copier
ou recycler les idées des concurrents est le symptôme du manque
d’imagination managériale dont pâtissent les organisations. « Ouvrir ce débat implique de formuler des propositions en ligne avec les métiers spécifiques d’une société », souligne
Dominique Vandroz. Antoine Solom, directeur international d’Ipsos
Loyalty, est frappé par la généralisation du télétravail partiel en tant
que mesure de bien-être : « N’y a-t-il pas un paradoxe à envoyer les gens chez eux pour mieux travailler
? N'est-ce pas de la responsabilité de l’entreprise de procurer un cadre ad hoc ? » Analyse identique pour l’accroissement de la responsabilisation individuelle :
« L’autonomie est utilisée comme un alibi pour sous-traiter aux
salariés les difficultés d’un travail devenu trop complexe, à eux de se
débrouiller pour atteindre des objectifs ambitieux avec des moyens
limités et de se dépasser sans même recevoir de la reconnaissance », note Danièle Linhart.
Dernier
exemple : les métiers dits « pénibles », pour lesquels l’entreprise
déploie au mieux de multiples pauses et sessions de massages… Michel
Authier propose a contrario de miser sur l’entourage : « La
camaraderie, l’esprit de groupe sont formidables pour faire accepter
l’idée de tâches contraignantes. Dans ce cadre, la qualité de la
relation entre une personne et un savoir change tout : contribuer à un
collectif en ayant dans les mains une pioche ou un laminoir peut devenir
valorisant.
»
Marie-Sophie Ramspacher - Les Echos 28 juin 2013
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire