Comment Amazon, Apple, Google et Facebook dominent la planète
Dotés d'une puissance inédite dans l'histoire du business, Jeff Bezos, Tim Cook, Larry Page et Mark Zuckerberg étendent sans relâche leur champ d'action, jusqu'à s'affronter. Enquête sur leurs ambitions, leurs forces... et leurs failles.

Quand ils arrivent en ville, ceux-là ne sont pas du genre à s'allier
pour sauver le monde. Mais à se marcher dessus pour enrôler de force les
internautes dans leur armée. Et tant pis pour les dégâts causés sur
leur passage. Le livre, la musique, le cinéma, la presse, le voyage, la
distribution, la publicité... Aucun de ces secteurs n'échappe à la
voracité de Google, Apple, Facebook et Amazon.
Le "gang des quatre", comme l'a défini un jour le président de Google
Eric Schmidt, est insatiable. Ces entreprises qui régissent le
cyberespace et la consommation en ligne dévorent tout ce qui leur passe
sous le nez. C'est la condition de leur survie. Rarement une industrie
aura concentré pareille puissance.
Comme les superhéros des bandes dessinées Marvel, les "4
Fantastiques" s'allient et se déchirent au gré des circonstances,
déploient leurs pouvoirs dans des stratégies d'attaque ou de défense.
Avec un seul objectif: dominer le monde. Et la bataille promet d'être
sanglante, à en juger par le casting de ce blockbuster annoncé. Apple,
c'est La Chose, un colosse lesté de 137 milliards de dollars de cash
générés par des ventes hebdomadaires de 3 milliards.
Face à lui, le grand rival Google, alias La Torche humaine, qui a
consumé des industries entières. En quinze ans, il s'est mué en monstre
publicitaire pesant plus de 50 milliards de dollars de chiffre
d'affaires. Dans l'ombre de ces surhommes se faufile Amazon, Mr.
Fantastique au corps élastique, qui se transforme peu à peu en
hypermarché global. Depuis 2008, il a multiplié par trois ses ventes,
pour dépasser les 60 milliards de dollars l'an dernier. Enfin, le petit
dernier de la bande, Facebook, La Créature invisible, puise ses forces
des données personnelles livrées par ses adeptes, dont le nombre dépasse
aujourd'hui le milliard.
Les Fantastic Four tirent leur puissance de ruptures technologiques
majeures: le hardware pour Apple, la recherche pour Google, l'e-commerce
pour Amazon et le social pour Facebook. Mais, à l'heure des réseaux, du
cloud et du big data, qui rendent les frontières poreuses, impossible
d'en rester à un tranquille équilibre des forces. Chacun empiète sur la
chasse gardée de l'autre. D'où les frictions de plus en plus fréquentes.
Elles sont inévitables: au-delà des différences originelles, ces titans
ont de nombreux points communs. En premier lieu, ils se considèrent
tous comme des plateformes universelles proposant des applications, des
services et des produits qui doivent capter le plus de temps possible
notre attention.
Un brin de mégalomanie
Toutes américaines, ces entreprises s'avancent dans nos vies avec une
foi messianique sur le chemin qu'elles ont elles-mêmes tracé. Comme des
ONG en mission, elles disent vouloir "changer le monde", leitmotiv de
la Silicon Valley, où trois d'entre elles sont nées (Amazon est installé
un peu plus au nord, à Seattle). Apple est motivé par une quête quasi
platonicienne du beau pour "enrichir la vie des gens", selon son PDG, Tim Cook
; Google poursuit son désir d'être la première entreprise
d'intelligence artificielle ; Amazon veut atteindre l'expérience clients
parfaite ; Facebook s'imagine faire le bien de l'humanité en connectant
les uns et les autres.
"Leur force, c'est leur audace et leur naïveté, décrypte Georges
Nahon, président d'Orange Silicon Valley, depuis son bureau donnant sur
le Bay Bridge, qui enjambe la baie de San Francisco. Ils pensent que
tout est possible. La Californie est un endroit pionnier. Ici, ce sont
des missionnaires, ailleurs, des mercenaires." Quand Google décide de
numériser les livres du monde entier, au mépris du droit d'auteur,
l'enjeu n'est pas seulement de faire de l'argent. Il s'agit aussi de
rendre l'information accessible à tous.
Chez ces superhéros du business, les rêves grandioses sont portés par
des PDG fondateurs mythiques qui les incarnent, parfois au-delà de la
raison. C'était le cas de Steve Jobs, fondateur d'Apple, dont le décès
en 2011 a engendré des recueillements mystiques partout dans le monde.
C'est aussi vrai, à plus petite échelle, pour Jeff Bezos à Amazon, Mark Zuckerberg
à Facebook et Larry Page à Google. "C'est à travers eux que l'histoire
s'écrit, qu'une vision se dessine", relève Duncan Logan, patron de
RocketSpace, un accélérateur de start-up de San Francisco, dans le loft
où s'affairent des dizaines de jeunes entre preneurs rêvant de se hisser
au niveau de leurs aînés.
"Il n'y a pas de secret: la réussite de ces quatre boîtes tient à
l'exécution, analyse de son côté Jean-Louis Gassée, le créateur d'Apple
France. Elles sont toutes dirigées par un sale con qui n'hésite pas à
virer les gens quand ils ne sont pas au niveau." Certes, à l'intérieur
des entreprises, l'aura du chef inquiète, mais elle mobilise aussi les
salariés, prêts à mourir pour la cause. "Les paris technologiques faits
par les patrons de ces entreprises sont énormes, donc très excitants",
abonde Duncan Logan.
Aspirateurs de talents
Chacun à leur façon, les 4
Fantastiques ont réussi à installer une culture d'entreprise forte, qui
permet d'attirer et de retenir les talents produits par les meilleures
universités. Elle passe, à Google et Facebook, par des avantages en
nature, comme la nourriture et le transport gratuits, mais aussi par des
salaires généreux (un développeur diplômé émarge vite à 150 000 dollars
par an) ou la distribution de stock-options et d'actions gratuites
offrant des espoirs de fortune.
Google va même jusqu'à verser,
pendant dix ans, la moitié du salaire d'un employé décédé à son
conjoint. Pas étonnant que le moteur de recherche soit souvent en tête
des classements des entreprises où il fait bon travailler. Une telle
politique de ressources humaines ne s'explique pas par la bonté d'âme
des fondateurs: dans l'univers de la Silicon Valley startup et grands
groupes se disputent les cerveaux qui donnent l'avantage technologique.
Les Fantastic Four sont ainsi passés maîtres dans l'art de la séduction.
Comment? D'abord, grâce à des processus de recrutement qui ne
tolèrent pas la médiocrité. A Apple, il faut passer dix entretiens dans
une même journée pour décrocher un job. Résultat: dans ces entreprises,
"il n'y a que des gens intelligents", raconte Stéphane Le Viet, PDG de
la société Work4Labs, qui propose des solutions de recrutement sur
Facebook. Forcément, cela donne envie.
Surtout que la matière scientifique sur laquelle les ingénieurs
travaillent, issue des données personnelles recueillies auprès des
millions d'utilisateurs, est d'une richesse qu'aucune autre entreprise
ni programme de recherche publique ne peuvent aujourd'hui fournir. "Ce
sont eux qui ont le plus d'informations sur l'activité humaine", observe
Georges Nahon. Amazon est réputé pour la qualité incomparable de ses
analytics, qui ont inventé le système de recommandation sur Internet.
Rencontré sur le campus de Facebook, qui ressemble en effet à une fac
(en plus riche), le directeur du groupe Identité, Sam Lessin, explique
avoir rejoint le réseau social pour "construire quel que chose
d'important".
Au-dessus des lois
Quand les stars de la Silicon Valley ne viennent pas d'eux-mêmes, les
4 Fantastiques savent les convaincre au prix fort. C'est le phénomène
connu des acqui-hires (jeu de mot en anglais entre acquisition et
embauche): des rachats de start-up par lesquels on cherche autant à
récupérer les équipes que les produits développés.
A ce petit jeu, Google et Facebook sont les plus voraces: ils ont
acquis une société par mois l'an dernier. Mais les deux autres ne sont
pas en reste le logiciel de reconnaissance vocale équipant les derniers
iPhone a été breveté par Siri, racheté en 2010 par Apple. C'est une
question de survie. Tous les quatre ont compris que la technologie
allait trop vite pour se reposer uniquement sur les ressources internes.
"Microsoft dépense des milliards en R&D chaque année, on voit où
ils en sont aujourd'hui ", remarque Sergi Herrero, de l'Atelier BNP Paribas à San Francisco.
Ils ont privilégié la croissance
externe pour rester dans la course. Acte symbole de cette attitude
prédatrice, Mark Zuckerberg a dépensé 1 milliard de dollars en 2012 pour
s'offrir la start-up Instagram, fondée dix-huit mois plus tôt. Un
mouvement autant offensif que défensif. Le fonds de capital-risque de
Google a investi 300 millions de dollars l'an dernier dans des jeunes
compagnies, moins pour la rentabilité que pour la technologie.
"Ces grandes entreprises sont mues par deux sentiments: ta peur et l'avidité, témoigne Duncan Logan. Elles ont la paranoïa de ce qui risque de les tuer." Toutes
s'affranchissent régulièrement des règles et des lois pour se
préserver; toutes sont scrutées par les autorités des pays où elles
opèrent, et sont régulièrement poursuivies en justice pour leurs
pratiques commerciales percutantes.
Transformation permanente
Qu'importe. Leur survie dépend de cette vigilance permanente. Le gang des quatre "reste à l'affût de tout ce qui se passe ici", explique Cyril Moutran, cofondateur de Feedly, concurrent direct du défunt Google Reader. "Ce sont d'énormes startup", enchaîne Nicolas El Baze, partner
du fonds Partech International. C'est-à-dire qu'elles n'ont pas renoncé
à leurs exigences de remise en cause permanente. L'exemple d'Apple est
éclairant. La firme à la pomme n'a pas hésité à lancer successivement
l'iPhone et l'iPad, au risque de tuer tout intérêt pour ses précédents
produits, l'iPod et le Mac.
De même, au Googleplex, rares sont
les dirigeants à entamer les conversations sur le moteur de recherche
qui fait encore la fortune de l'entreprise. Les équipes sont tournées
vers l'avenir, en l'occurrence l'automobile, la télévision... Des
marchés que regardent aussi les concurrents. "Ils ont toujours réussi à se réinventer",
admire Nicolas El Baze. A la différence de Nokia, Yahoo ou Microsoft,
qui ont dominé en leur temps le monde des technologies. Echaudés par ces
exemples, les 4 Fantastiques ont conscience que leur puissance est
éphémère. A la différence des superhéros de Marvel, ils ne sont pas
immortels et ils le savent. C'est peut-être leur plus grande force.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire