Bricolage en entreprise, la fin d’un tabou

Les processus de rationalisation ont de tout temps constitué une
marotte des sciences du management. Ils ont progressivement touché
toutes les dimensions de l’organisation, couvrant les spécifications
produit comme les gestes et les moyens de production jusqu’aux
comportements. Ils se manifestent quotidiennement sous forme de
checklists, de procédures, de guides, chartes et autres manuels comme
sous des formes plus virtuelles de processus automatisés et de systèmes
d’information intégrés.
Nul doute que cette dynamique a globalement favorisé gains de
productivité et amélioration de la qualité des produits et services.
Surtout, elle a accompagné et permis la montée en complexité de systèmes
de production s’étendant toujours plus dans l’espace (globalisation)
comme dans le temps (instantanéité des échanges).
Mais cette rationalisation généralisée exprime peut-être aussi plus
fondamentalement ce que le philosophe anglais Thomas Hobbes considérait
comme une obsession : celle, chez l’homme, de chercher à parfaitement
maîtriser son environnement, obsession qui, parce qu’inatteignable, se
transforme en source de peur et de violence.
Sur ce territoire de concepts, d’outils et de méthodes destinés à
parfaire la maîtrise complète des organisations, vient s’installer une
notion qui semble jouer les trouble-fêtes, celle de bricolage.
Plus surprenant encore, elle apparait sous sa forme française de
« bricolage », en référence au magnifique ouvrage de Claude Lévi-Strauss
intitulé « La pensée sauvage », aucun terme de langue anglaise ne
semblant convenir à sa traduction, que ce soit « do-it-yourself » ou
encore « tinkering ».
Le lecteur francophone serait en droit d’être choqué ! Comment oser
introduire dans un monde d’ordre, de rigueur et d’effort ce qui relève
de l’approximation et de l’amateurisme, et dont l’emblème, Gaston
Lagaffe, passe son temps à bricoler des dispositifs destinés à toujours
plus paresser ?
En fait, le bricolage n’a pas été introduit en sciences du management
par des chercheurs francophones, trop engoncés dans les présupposés et
les procès d’intention que la langue et la culture française attribuent
au bricoleur, mais par des auteurs dont les origines culturelles ne
vouent pas le bricolage en entreprise aux gémonies par pur a priori. Ils
en retiennent l’ingéniosité des réalisations, le talent d’individus
jamais en manque de ressources, et la capacité du bricolage à se tirer
de mauvais pas.
Bricoler est ainsi défini comme un « art de faire avec les moyens du bord »,
un art qui s’exprime par une capacité bien particulière à mobiliser en
situation un stock de ressources propres – matérielles, cognitives,
sociales – en un assemblage certes hétéroclite mais efficace. Cette
pratique se distingue de celle qui consiste à réunir les ressources
idéalement requises au projet visé et à les organiser conformément à un
plan prédéfini, méthode précisément portée par les sciences de gestion
traditionnelles et que Claude Lévi-Strauss associe à l’ingénieur.
Cette définition du bricolage, qui pourrait s’apparenter à un pur art
de la débrouille, irrigue pourtant des domaines divers et variés :
> les systèmes d’information
s’en saisissent pour étudier la façon dont les collaborateurs
s’approprient par morceaux les outils informatiques qui dérivent (drift)
inéluctablement de leurs fonctions initiales ;
> le bricolage manifeste son efficacité lors de processus d’expérimentation collaborative durant lequel plusieurs entreprises investiguent de façon incrémental un champ de technologies innovantes ;
> le bricolage s’affirme comme l’une des quatre sources de résilience expliquant la capacité d’un individu à se tirer d’affaire lors d’une crise aigüe ;
> il favorise la capacité d’une organisation à faire face à l’inattendu en développant des formes originales de structuration du travail ;
> le bricolage entrepreneurial représente cette manière tout à fait probante de lancer une activité à partir des moyens du bord, si fréquemment illustrée, d’ailleurs, par ce lieu devenu mythique qu’est le garage.
> le bricolage s’affirme comme l’une des quatre sources de résilience expliquant la capacité d’un individu à se tirer d’affaire lors d’une crise aigüe ;
> il favorise la capacité d’une organisation à faire face à l’inattendu en développant des formes originales de structuration du travail ;
> le bricolage entrepreneurial représente cette manière tout à fait probante de lancer une activité à partir des moyens du bord, si fréquemment illustrée, d’ailleurs, par ce lieu devenu mythique qu’est le garage.
Le bricolage n’est dès lors plus réduit à cet écart, condamnable, à
la règle manifestant dans les organisations l’incompétence ou la
flânerie d’un individu. La littérature managériale lui attribue plutôt
de nombreuses vertus tant individuelles – résilience, capacité
entrepreneuriale, que collectives – innovation collaborative, réactivité
face à l’imprévu. Gaston Lagaffe est remplacé par Mc Gyver, Indiana
Jones, ou l’équipe d’ingénieurs à l’origine de la trouvaille sauvant la
vie de l’équipage d’Apollo XIII. Ces personnages, loin du somnolant
Gaston, jouent, face à l’adversité, sur les ressorts d’une créativité
« normale » (aucun d’entre eux ne postulera jamais pour le prix Nobel),
ne cédant jamais à la panique, quels que soient les circonstances, pour
toujours rester concentrer sur le moment de l’action.
Ne nous y trompons pas ! Il ne s’agit point de remplacer la figure de
l’ingénieur prévoyant, organisant, calculant et rationalisant des
processus toujours plus complexes par celle d’un bricoleur qui ne vit
que dans l’adaptation et l’ajustement à des situations imprévisibles et
critiques. L’objectif des travaux qui observent les pratiques de
bricolage en organisation consiste plutôt à identifier les lieux et les
temps durant lesquels le bricolage devient une pratique légitime au
regard des principes toujours prégnants de performance, d’efficacité et
de rentabilité : quand il s’agit de faire tenir quelques minutes ou
quelques heures de plus un système qui défaille ; quand les idées ne
viennent pas d’un processus parfaitement réglé mais qu’elles émergent
d’une multiplicité de prototypes et d’expérimentations bricolées qui
sont autant d’idées mises en chair.
Lévi-Strauss souhaitait réhabiliter la pensée sauvage en l’élevant au
niveau d’une science du concret au côté de notre science moderne
abstraite. Le bricoleur souhaite simplement trouver en entreprise une
place, un sens, une valeur au côté de l’ingénieur dont le rôle sera
toujours central pour organiser, planifier et contrôler les processus.
L’alliance bricoleur-ingénieur nous éloignera peut-être de cette
obsession mortifère de la maîtrise absolue en reconnaissant dans les
systèmes humains l’irréductibilité du hasard, de l’accident, de
l’erreur. Si le bricoleur stocke ici ou là, c’est parce qu’il sait que
rien ne lui permet de savoir à quoi s’attendre et que la collecte
éclectique d’idées, d’objets, de ressources en tout genre répond si bien
à ce que Louis Pasteur voulait dire quand il affirmait que « l’occasion
favorise seulement l’esprit préparé ».
par Raffi Duymedjian
Le 04/02/2014
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